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© Даниэль Руа, 2005

Tchekhov avec Lacan : nouvelles perspectives sur l’angoisse
(Чехов и Лакан: новые перспективы касательно вопроса о тревоге)

Daniel Roy

Dans son seminaire de l'annee 1962-63 intitule « L'angoisse »[i], le docteur Jacques Lacan fait reference a un recit de Tchekhov de 1886 dont le titre russe « Cтpaxи » a ete traduit en francais par « Frayeurs »[ii]. Il indique d'ailleurs combien « ce mot, comme tous ceux qui concernent la crainte, la peur, l'angoisse, la terreur, les affres, nous pose de tres difficiles problemes de traduction ». Il precise que « c'est un peu comme les couleurs, dont la connotation ne se recouvre pas d'une langue a l'autre ».

La peur et l'angoisse donnent en effet, chacune, une certaine « coloration » a l'experience vecue, mais qui ne sera pas la meme selon qu'il s'agit de peur ou d'angoisse. C'est precisement pour donner un eclairage sur ce point que Lacan fait appel a cette breve nouvelle de Tchekhov. Il s'agit en effet pour lui de sortir de la definition universitaire sterile de l'angoisse comme « peur sans objet », pour mettre en valeur « l'angoisse comme signal du reel ». L'experience analytique permet alors de faire apparaitre au c?ur de l'experience subjective de l'angoisse un objet « nouveau », qui est aussi bien celui qui oriente le desir du sujet, a son insu. L'interet que Lacan, apres Freud, et chaque psychanalyste dans sa pratique, portent tout specialement a l'affect d'angoisse, tient a cette dimension de l'angoisse comme « l'affect qui ne trompe pas » : la ou surgit l'angoisse, la se trouve pour le sujet l'objet qui cause son desir et qu'il ne reconnait pas.

Aussi, Lacan trouve-t-il une ressource toute particuliere dans ce recit de Tchekhov ou il ne s'agit pas d'angoisse au sens psychologique, mais ou la peur eprouvee par le narrateur dans les trois situations differentes qu'il relate n'est pas peur d'un objet determine, mais « peur de quelque chose qui a le caractere de se referer a l'inconnu de ce qui se manifeste ». En effet, dans cette nouvelle, la peur panique, l'effroi du narrateur surgit a trois reprise a propos d'objets qui, d'une part, ne le concernent pas, ne l'interessent pas directement lui-meme – ce sont des objets de rencontre -,et qui, d'autre part, ne lui font pas peur en tant que tels. Dans la premiere situation, il s'agit d'une lumiere etrange qui luit dans le clocher d'une eglise, de facon incomprehensible, et qui provoque sa panique ; dans la seconde situation, alors qu'il revient d'un rendez-vous tardif dans la nuit, l'apparition d'un wagon de marchandise isole en mouvement rapide sur la voie de chemin de fer declenche l'effroi ; enfin, la troisieme frayeur va etre declenchee par la rencontre, a la tombee de la nuit, d'un gros chien noir qu'il ne connait pas, qui le regarde fixement et lui fait penser irresistiblement au chien de Faust.

Ce recit de Tchekhov est une nouvelle de jeunesse, mais porte deja sa marque « d'ecrivain-clinicien », c'est a dire que nous y sommes sensibles a l'extreme precision clinique des faits et des affects, precision qui contraste avec le peu d'elements dont nous disposons concernant le contexte dans lequel surgit chacune de ces « frayeurs ». C'est cette precision qui permet au lecteur que nous sommes de distinguer deux temps distincts pour la genese de ces paniques. Le premier temps est celui ou vacille pour le sujet l'assurance qu'il trouvait dans le champ de ses representations : l'apparition d'un phenomene incomprehensible a l'aide de ses coordonnees habituelles vient faire un trou dans le tissu de son etre-au-monde. Le deuxieme temps est le moment ou surgit la peur. Il est explicitement degage dans la troisieme situation : « Il s'etait assis et braquait sur moi un regard fixe … Il me regardait sans ciller. Fut-ce l'effet du silence, des ombres et des bruits de la foret, fut-ce une consequence de ma fatigue ? Je ne sais, mais le regard fixe de ces yeux de chien me remplit soudain d'angoisse ». Voila en effet un objet bien singulier qui surgit, le regard, dont la presence se retrouve egalement dans les deux autres situations : « Une impression de solitude, de tristesse, de terreur m'avait saisi, comme si j'avais ete jete contre ma volonte dans ce grand trou plein de tenebres ou je me trouvais seul a seul avec le clocher qui me regardait de son ?il rouge » ; « je sentis soudain que j'etais seul, tout seul dans cette vaste etendue, que la nuit redevenue sauvage me regardait droit dans les yeux en epiant chacun de mes pas ». L'evenement imprevu produit une bascule pour le sujet : la ou il etait dans la position de celui qui jouit de ce qui lui est offert dans le champ du sensible : le paysage, les bruits de la nuit, la paix du soir, la douce fatigue, soudain c'est lui-meme qui se trouve pris comme objet sous le regard enigmatique de l'Autre.

Ce point d'angoisse entre jouissance et desir ou se declenche la fuite du narrateur est aussi bien le point ou un sujet peut se demander « Qu'est-ce qu'il m'arrive ? En quoi est-ce que ca me regarde ? Qu'est-ce qui, de mon desir, est concerne dans cela ? Qu'est-ce que je veux donc etre pour le regard jouisseur de l'Autre ? ». Tchekhov lu avec Lacan nous amene a ce point fondamental pour la pratique psychiatrique aujourd'hui, le point ou le praticien accueille le recit d'un patient :

- soit du cote de la « peur », du « trouble panique », et la il lui indique la voie de la fuite, que ce soit dans les explications plus ou moins esoteriques, ou dans le traitement medicamenteux erige en remede universel,

- soit du cote de « l'angoisse », et la il tient compte du reel qui a surgi, et il peut accompagner le sujet dans la recherche du desir insu qui y reside, ou dans ses inventions pour border cet abime.

Une autre nouvelle plus tardive de Tchekhov qui a pour titre le singulier de « Cтpaxи », a savoir « Cтpax », traduit en francais par « La peur »[iii], va maintenant etre notre guide pour faire le pas suivant : d'ou l'angoisse tient-elle ce privilege d'etre, de tous les affects, « celui qui ne trompe pas » ? Ce recit de Tchekhov est sur ce point d'autant plus precieux qu'une partie de l'intrigue repose precisement sur la tromperie. Le narrateur rend visite a une de ses connaissances, ancien fonctionnaire, installe a la campagne, homme inquiet, qui lui confie son angoisse : « je souffre de la phobie de la vie ». Il lui avoue qu'au c?ur de cette angoisse se trouve le desir de sa femme : il ne sait pas ce qu'elle veut. Il explique au narrateur que sa « vie de famille n'est qu'un triste malentendu », malentendu qui se condense pour lui dans une phrase de sa femme quand elle accepta sa demande en mariage : « Je ne vous aime pas mais je vous serai fidele » ! Avec un art consomme, Tchekhov, tout a la fois, nous fait considerer les souffrances de cet homme sur un mode d'observation clinique rigoureuse et detachee de son objet, et nous fait participer au malaise qui envahit le narrateur au fur et a mesure que le recit avance et que se confirme toujours un peu plus qu'il trompe l'amitie de cet homme, doublement, en ne lui vouant pas une grande estime, et en etant specialement attire par sa jeune femme. Aimante par le recit de l'ami, le narrateur, et le lecteur avec lui, ne voit pas le piege qui se referme sur lui. Pourtant un quatrieme personnage, qui vient completer le trio mari-femme-ami, pourrait lui permettre d'apercevoir le sort qui menace celui qui pense avoir sa jouissance a portee de la main : c'est le personnage de l'ivrogne, homme dechu, pique-assiette, qui ponctue le recit de sa presence.

Mais n'anticipons pas, la nuit ne fait que commencer, et ce n'est que demain matin que nous comprendrons comment l'angoisse du mari, sa « terreur », a bascule du cote du narrateur … « Je pensais a ce qui etait arrive et n'y comprenais rien ».


[i] Lacan J., Le Seminaire, Livre X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, lecons XII et XIII.

[ii] Tchekhov A.-P., “Frayeurs”, ?uvres et lettres, tome 5, « 1886 », Moscou, Academie des Sciences de l'URSS, Editions « La Science », 1976 ; Oeuvres, tome 1, Paris, Gallimard, coll. « La Pleiade », 1967

[iii] Tchekhov A.-P., “La peur”, Oeuvres choisies, Nouvelles et Recits (1888-1896), tome 2, Moscou, Editions d'Etat de litterature, 1960 ; ?uvres, tome 3, Paris, Gallimard, coll. « La Pleiade », 1967.

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